L’équipée malaise de Jean Echenoz

Afficher l'image d'origine  Jean Echenoz est un écrivain français (Orange 1947) qui a fait des études de sociologie et de génie civil. On vient de lui décerner le huitième Prix BnF (2016) pour l’ensemble de son oeuvre. Sa technique d’écriture est particulière car il alterne les figures de style, les jeux de mots, l’ambiguïté et use d’un symbolisme autour des noms propres de personnages. On dit aussi qu’il écrit des romans géographiques car on voyage beaucoup en le lisant. Il a su décaler son univers romanesque vers la sotie ou vers les récits excentriques à la façon d’un Sterne ou d’un Diderot, d’un Perec ou d’un Queneau. C’est un romancier inventif, un champion de la toponymie.

Jean Echenoz disait quelque part ceci…de la même façon que sur le plan de la mise en scène des récits, je me sers de la rhétorique cinématographique. Je fais appel instinctivement à des repères de l’ordre des outils poétiques, de la césure, de la syncope. Je pars d’un manuel de rhétorique ou de métrique pour importer telle ou telle figure. A une époque, le mécanisme de ces choses me séduisait beaucoup. Il y a quelque temps, j’ai comparé dans une conférence le système des temps grammaticaux à une boîte de vitesse. L’image du roman comme un moteur de fiction, qui quelquefois se met à faire bizarrement de l’autoallumage est une idée qui me séduit en ce moment. Mais, comme toute chose systématique, il faut en même temps aller contre. Et puis, ce sont des moteurs guettés par des risques de dysfonctionnements

Dans une interview à New York il précisait quelque chose de très vrai...tant mieux si mes romans font sourire. Mais l’objectif est avant tout de construire une sorte de mathématique tordue de la phrase, créant ainsi une tension et un rythme particuliers. Il y a un énorme travail de recherche en amont de ses livres car il considère que le travail romanesque doit passer par la contrainte, un peu comme faire des gammes de piano pour accéder à l’excellence du métier…

Le critique Grégory Mion écrivait à juste titre sur L’équipée malaise: « rares sont les romans qui mènent nulle part en réussissant malgré tout à s’orienter, et ce sont peut-être ces livres- là, assez exceptionnels, qui permettent, comme dans l’art abstrait, de constamment ressusciter la sensibilité » (cf critiques libres du 20/06/13).

J’ai lu quelques livres de lui; j’en ai retrouvé deux sur mes étagères dont je n’avais pas un souvenir bien précis car je les ai lus il y a quelques années; il me restait seulement l’idée diffuse d’un style assez unique. Après avoir lu L’équipée malaise,  j’ai très envie de les relire à la lumière de cette expérience car je suis épatée par l’usage que l’écrivain fait de la langue française. Ce n’est pas l’histoire qui est intéressante (elle est plutôt loufoque), mais ce sont les recours lexicaux, rhétoriques, l’emmanchement des phrases qui paraissent diablement originaux et amusants, la façon échenozienne de raconter l’histoire. C’est une lecture qui nécessite d’y aller len-te-ment sous peine de passer à côté de certaines tournures. Le style de cet univers échenozien (le comble du succès, il a donné des mots nouveaux à la langue française!) m’a rappelé par moments, celui de Pierre Lemaitre, tellement fort pour les phrases qui font mouche; en pays d’Échenozie c’est plus intello, plus compliqué, moins direct. Il paraît que son dernier roman Envoyée Spéciale (2016), toujours dans la prestigieuse maison Éditions de Minuit, est un livre écrit contre 3 de ses précédents ouvrages : Cherokee, L’équipée malaise et Lac. Ces trois livres feraient partie d’une trilogie, chacun ayant un genre différent : roman policier, roman d’aventures et roman d’espionnage respectivement.

L’équipée malaise (1986) est le troisième roman de l’écrivain, encore un roman géographique, un livre d’aventures, un livre ludique destiné à démolir la narration, un livre de 240 pages qui est une parodie, une dérision du roman d’aventures, où à partir de données conventionnelles s’organise une action en porte-à-faux. Tout est décalé dans ce roman, en commençant par le titre : L’équipée malaise car il y a malaise en Malaisie. Ainsi dans le cargo qui fait la liaison entre la France et la Malaisie, appelé Boustrophédon,  (qui veut dire « écriture primitive qui se lit sans interruption de gauche à droite et de droite à gauche »)  et dont le capitaine s’appelle Illinois (un nom de ville) , il y a des passagers non désirés, des hommes d’équipage qui sont presque en état de mutinerie, et des passagers souffrent du mal de mer … Au fil du roman, se défont sans cesse des situations  que l’écrivain Jean Echenoz  avait bien nouées pour nous, parce que son écriture est faite pour déboussoler le lecteur qui se raccroche à ce qu’il peut pendant que l’auteur s’amuse à faire de jolies phrases. Ses personnages sont en roue libre, soumis à la seule volonté de la plume de l’écrivain, qui les prend, les jette, les récupère dans une danse gentiment capricieuse. Il y a aussi beaucoup de références cinématographiques dans ce roman.

LA TRAME (pas tellement importante, mais elle met en valeur une écriture originale et des idées tous azimuts) : deux potes aiment la même femme, Nicole Fischer (dont nous n’aurons jamais une description très détaillée); elle va  préférer un autre homme, un pilote de chasse qui mourra très vite,  avant même de l’épouser, mais qui la laissera enceinte de Justine.

Ces deux potes sont Jean-François Pons alias « le Duc », gérant d’une plantation d’hévéas en Malaisie et Charles Pontiac qui deviendra un clochard à Paris avec des allures de « prince des clochards ».

Trente années plus tard, Justine Fischer à son tour sera aimée, comme sa mère, par deux hommes, Bob et Paul.

Beaucoup de choses dans ce roman fonctionnent par dualité : Pons et Pontiac les prétendants éconduits, Nicole et Justine, la France et la Malaisie, le couple Jouvin (propriétaire de la plantation), les malfrats  Toon et Van Os, etc (est-ce une marotte de l’auteur?).

Il existe un excellent travail de Florence Bouchy, « Démystification et invention du quotidien : les objets des romans de Jean Echenoz« . Elle analyse l’écriture échenozienne  à travers plusieurs livres et conclut que c’est un savoir partiel attesté par l’expérience, qui prend souvent les apparences d’un mode d’emploi de la vie quotidienne urbaine comme dans les extraits suivants : page 127…une brève halte à la hauteur du 53, d’où le génie de la Bastille n’a plus l’air juché sur sa colonne que les immeubles dissimulent entièrement : il semble marcher sur leurs toits, danser sur leurs tuiles, sur leur zinc, exhibant dans sa fuite ses fesses rondes sous ses ailes déployées. Tout le monde sait cela, les gens s’arrêtent souvent devant le 53…puis page 16...les glaçons bondissent de leur étui de caoutchouc avant de grelotter ensuite dans le gin…page 38-39 nous avons des effets de répétition comme dans le procédé d’anadiplose provoquant un ralentissement de l’action ou de la description : c’était encore un très mauvais mardi pour Paul…assis sur l’extrême bord du plus mauvais fauteuil. Le plus mauvais fauteuil vomissait par en dessous des spires d’oxyde et de la paille verte, des lambeaux de jute corrompu…Il y a comme ceci des dizaines de phrases à la tournure originale, c’est une écriture très imagée et fourmillante de petits détails, le tout donnant par moments des sensations synesthésiques.

Lecture amusante, avec plusieurs niveaux de lecture, où rien n’est laissé au hasard, où une relecture s’impose presque afin de découvrir des tournures qui seraient passées inaperçues. Un exemple savoureux ici, pioché page 66…Nicole Fischer serrait contre elle un pékinois boudeur nommé Bébé d’Amour, lequel bavait lentement tout en projetant sur l’assistance des regards caporaux. Ou cet autre page 81…la machine à laver dévidait son programme par déclics, par vibrations diversement rythmées, du sensuel prélavage à l’essorage furieux pendant quoi l’appareil forcené gronde en tremblant, trépigne sur place en effrayant : la rotation de ses entrailles devient intenable au point qu’il désire à toute force s’échapper, fuser vers le ciel en trouant les plafonds, les planchers successifs, tournoyer à travers la cuisine en broyant tout sur son passage comme quand un bœuf viviséqué emballé de douleur, brise ses liens en beuglant des malédictions. Ou cet autre page 113…c’était au milieu du Kremlin-Bicêtre, dans une artère commerçante assez fiévreuse en fin d’après-midi, nettement tachycardique le dimanche où se pressaient dehors, sous leurs abris toilés, d’itinérants marchands de neuf et d’ancien.

C’est ainsi, sans fin, des trouvailles à toutes les pages. Voici un écrivain original qui manie la langue française comme peu le font.

Autres livres commentés : Nous trois, Je m’en vais, Un an, Envoyée spéciale, Des éclairs, Vie de Gérard Fulmard.

L’ÉQUIPÉE MALAISE, Éditions de Minuit 1986,  ISBN 2-7073-1687-3

Une réflexion sur “L’équipée malaise de Jean Echenoz

  1. MILLE MERCI CHERE BLOGUEUSE .Je sens que je vais adorer . Enfin quelqu’un qui a de l’esprit …………………Cela me paraît succulent .Pas besoin d’avoir le GONCOURT .

    GAB

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