Je m’en vais de Jean Echenoz

Jean Echenoz

Jean Echenoz est un écrivain français (Orange 1947) qui a fait des études de sociologie et de génie civil. On vient de lui décerner le huitième Prix BnF (2016) pour l’ensemble de son oeuvre. Sa technique d’écriture est particulière car il alterne les figures de style, les jeux de mots, l’ambiguïté et use d’un symbolisme autour des noms propres de personnages. On dit aussi qu’il écrit des romans géographiques car on voyage beaucoup en le lisant. Il a su décaler son univers romanesque vers la sotie ou vers les récits excentriques à la façon d’un Sterne ou d’un Diderot, d’un Perec ou d’un Queneau. C’est un romancier inventif, un champion de la toponymie, un « nouveau romancier » mais pas du tout un romancier nouveau.

Je m’en vais (1999) a obtenu le Goncourt 1999 et il a été élu meilleur livre de l’année 1999 par la Revue Lire. C’est le neuvième roman de l’auteur et encore un très bon Echenoz, tout à fait dans sa lignée quoique cette fois, l’histoire m’a paru moins loufoque, plus linéaire, mais avec un final ouvert sans dénouement ni conclusion. Il faut rapprocher Je m’en vais de Un an (1997) où les mêmes personnages et les mêmes éléments romanesques se croisent sous un autre angle et un autre point de vue littéraire mais sans que les histoires soient dépendantes; dans Un an l’histoire est vécue à travers le point de vue du personnage Delahaye/Baumgartnen, l’associé de Ferrer et de Victoire (une des conquêtes de Ferrer). Selon Jean Echenoz Je m’en vais est un code explicatif de Un an et non une suite. Chacun comble le vide laissé par l’autre. Il faudra lire Un an sans trop tarder, et se faire une opinion, cela me semble intéressant.

Je m’en vais emprunte le titre à Molloy de Samuel Beckett( premier volet de sa trilogie) : C’est à nouveau l’été. Il y a un an je partais. Je m’en vais…Ce court roman commence et termine par cette phrase laconique « je m’en vais » et entre ces deux phrases il y a un an de  la vie du protagoniste, Félix Ferrer, entre voyages et aventures loufoques sans lendemain. Mais attention, car chez cet écrivain, la virtuosité, la parodie, l’humour ne sont pas synonymes de légèreté ni de facilité.

Il y a aussi dans ce livre des raccords de type analogique entre les chapitres reliés entre eux par des correspondances ou des similitudes. Ceci a été développé dans les années 60 par les nouveaux romanciers et c’est une pratique qui vise à impliquer davantage le lecteur. On retrouve clairement ce même procédé dans Nous trois.

L’intérêt de ce livre réside encore une fois dans la manière de l’écrire. L’écriture est épurée, élégante, concise et le narrateur présente les évènements de façon presque cinématographique. C’est un style oralisant qui permet au narrateur de s’imposer au lecteur et de le faire complice. Ce narrateur va rapporter de façon décontractée les pensées du personnage principal, Félix Ferrer, ce qui permet d’aborder l’histoire soit du point de vue du narrateur, soit du point de vue de Ferrer. Et cette alternance oblige le lecteur à être très attentif en se posant tout le temps la question : Qui parle ? Car l’emploi de ce style indirect déroute le lecteur mais en même temps l’attire car ainsi il se sent impliqué dans le récit. Il y a une connivence intelligente avec le lecteur.

Mais ce roman est en fait hyper structuré car pendant la première moitié du livre lorsque le chapitre raconte le présent, le chapitre suivant explore le passé expliquant comment on est arrivé aux évènements narrés. Puis le passé rattrape le présent et l’alternance est conservée et le récit va porter sur les personnages. Rien n’est là par hasard dans les romans d’Echenoz, tout est pensé.

LA TRAME : c’est encore un anti-héros, Félix Ferrer, la cinquantaine, sculpteur, divorcé qui tient une galerie d’art moderne qui marche plus ou moins bien. Il est très porté sur les femmes, qu’il collectionne sans jamais se fixer. Ses liaisons se font et se défont sans que jamais il se remette en cause. Ses compagnes ne sont pas très bien définies au plan psychologique, mais définies plutôt par ce qui gravite autour d’elles, par leurs actes et les lieux qu’elles traversent. Ferrer est en  mobilité permanente, et c’est plutôt une errance qu’une trajectoire. Ferrer a du mal à prendre racine, mais « chez Echenoz partir ne veut jamais dire que tout est fini, mais que tout recommence » (Daniel Rondeau).

Ferrer va partir en Arctique rechercher un vrai trésor qui git sur la banquise grâce aux renseignements fournis par son associé Delahaye.  Ce voyage dans le Grand Nord s’avère d’un ennui mortel, mais il va récupérer le trésor qu’il se fera voler dès son retour à Paris. Nous rentrons à partir de ce moment dans la mouvance d’un polar, un faux polar-polaire comme l’a dit si justement Jean Pierre Tison. Il y a une grande sensibilité à l’ennui de la part de Jean Echenoz ce qui explique ce mouvement perpétuel dans ses romans. Et les lieux doivent aussi être fascinants pour le personnage qui les traverse; il y a un savant jeu de miroirs entre l’ici et l’ailleurs qui met en valeur les deux univers.

L’aventure du livre se double de l’aventure de la lecture : Echenoz multiplie les points de vue, les modes narratifs, les rythmes de discours, le rythme des images et des métaphores.

À propos de métaphores, un très bon travail de thèse soutenue à Montreal, signalait que dès l’incipit de Je m’en vais le ton était donné avec les vitres embuées (métaphore des larmes pour la rupture avec Suzanne ou bien de l’opacité nouvelle qui sépare les amants) et la prise électrique serait la métaphore d’une révolte, d’une douleur ou aussi de la peine de Suzanne…Le système des objets chez Echenoz recouvre les vides, simule et tente de pallier au déficit relationnel.

Au bout d’une année Félix Ferrer ne boucle pas la boucle car il est rendu au même point qu’au départ, c’est à dire irrémédiablement seul.

Un échantillon de la prose page 16…Toujours en retard de plusieurs aspirateurs, cet atelier se présentait comme un terrier de célibataire, une planque de fugitif aux abois, un legs désaffecté pendant que les héritiers s’empoignent. Le descriptif echenozien…Malgré les qualités professionnelles de Delahaye, ses apparences jouaient contre lui. Delahaye est un homme entièrement en courbes. Colonne voûtée, visage veule et moustache en friche asymétrique qui masquait sans régularité toute sa lèvre supérieure au point de rentrer dans sa bouche, certains poils se glissant même à contresens dans ses narines :  trop longue, elle a l’air fausse, on dirait un postiche. Les gestes de Delahaye sont ondulants, arrondis, sa démarche et sa pensée également sinueuses, et, jusqu’aux branches de ses lunettes étant tordues, leurs verres ne résident pas au même étage, bref rien de rectiligne chez lui.

Autres livres commentés : Nous trois, L’équioée malaise, Un an, Envoyée spéciale, Des éclairs, Vie de Gérard Fulmard.

JE M’EN VAIS, Éditions de Minuit 1999,  ISBN 2-7073-1686-5

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