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Les enfants sont rois de Delphine de Vigan

Delphine de Vigan est une romancière et réalisatrice française (Boulogne-Billancourt 1966), auteure de quelques onze romans à succès, certains d’entre eux couronnés par plusieurs prix littéraires.

Le premier livre que j’ai lu d’elle est Rien ne s’oppose à la nuit (2011) que j’ai beaucoup aimé. Un livre qui a récolté 4 prix bien mérités car l’écrivaine a trouvé une prose si adéquate pour nous décrire la bipolarité de sa mère et toutes les souffrances qui en ont découlé au sein de la famille et d’elle même.

Les enfants sont rois (2021) m’a quelque peu surpris et fortement secoué. Il m’a surpris parce que c’est une oeuvre peu littéraire, c’est un témoignage très pertinent sur un phénomène de société de notre temps, surgi et développé avec l’irruption des réseaux sociaux dans la vie des gens. Des réseaux sociaux qu’incitent à tout étaler, à tout montrer sur le Net pour ensuite récolter des likes (« j’aime ») qui vont déclencher chez certains une véritable dépendance par le biais de sécrétion de dopamine, un neurotransmetteur appelé aussi hormone du plaisir.

Il y a au fond manipulation des masses par les concepteurs de ces programmes car ils ont crée une dépendance chez certains. Ces likes génèrent à leur tour des gains d’argent importants pour ceux qui font le plus d’audience, entraînant les gens dans une spirale infernale. Les psys commencent à détecter des syndromes d’anxiété chez ces gens qui vont capter l’instant de peur suivi du pic de dopamine qui va donner de la satisfaction; ceci va jusqu’à provoquer pour certains une schizophrénie du « meilleur profil » chez Facebook ou Twitter ou un syndrome de jalousie quand l’utilisateur ne récolte pas assez de likes, ce qui est vécu comme un drame.

Les concepteurs des réseaux sociaux rendent les gens dépendants aux récompenses aléatoires qui sont les links. Il y a depuis 1996 une branche de l’Informatique qui étudie la captologie où les nouvelles technologies numériques sont utilisées comme outils d’influence ou de persuasion des individus.

Pour revenir au roman de Delphine de Vigan, elle nous raconte une histoire caricaturale dans le détail afin que le lecteur puisse comprendre le fonctionnement du système.

Nous avons en parallèle l’histoire de deux femmes : Mélanie et Clara.

Mélanie, qui après avoir participé et connu un instant de gloire dans une émission de télé-réalité, va organiser sa vie et la vie de ses deux enfants autour d’un étalage permanent de leur vie privée. C’est une femme compulsive avec un grand vide intérieur; elle obligera ses deux enfants de se faire filmer, photographier et se produire constamment dans les médias pendant des années, collectant d’énormes gains matériels via le ranking/marketing mais qui auront comme effet corollaire l’atomisation de leur personnalité.

C’est assez malsain car la manipulation permanente de tous saute aux yeux (acteurs et spectateurs), et la démarche est profitable pour très peu de monde. C’est un produit de société qui veut briller par le strass, par le kitsch et le vulgaire en étalant une vie privée et en ramassant des likes.

Cette dépendance aux likes est actuellement en discussion chez les concepteurs qui s’interrogent sur l’éventualité de ne plus comptabiliser le nombre exact de likes. Ces likers seraient pour la plupart des ados en manque de gratifications personnelles.

Quant à l’autre femme du livre, c’est Clara, fille d’enseignants qui deviendra policière. Clara adolescente était devenue accro d’une émission de télé-réalité qu’elle regardait en cachette des parents. Devenue adulte, elle traîne une immense solitude et l’incapacité de s’intégrer dans un groupe social.

Les changements sociaux qui vont découler de cette longue période de bouleversements sociaux, d’isolement forcé, de perte des rythmes, je me demande s’il n’y aura pas des individus encore plus cloisonnés, plus auto-centrés, plus asociaux.

Delphine de Vigan possède un sixième sens pour ressortir les points faibles, les points sensibles de notre société. Le titre du livre est expliqué page 249 quand Mélanie déclare (et elle s’exprime souvent, les gens la prennent pour un gourou !)…vous savez, chez nous, les enfants sont rois.

Un roman pertinent sur un sujet sociétal, mené comme un thriller et une uchronie puisque nous reprenons le récit en 2031 en soulignant au passage que la pandémie de 2 ans n’aurait servi à rien avec un monde resté le même, en pire et plus que jamais aveugle à sa propre destruction.

Autres livres commentés : Les heures souterraines , Les loyautés, No et moi , Les Gratitudes . Jours sans faim . Les jolis garçons .

LES ENFANTS SONT ROIS, Gallimard 2021, ISBN 978-2-07-291581-9

Une machine comme moi d’Ian McEwan

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Ian McEwan est un romancier et scénariste anglais (Aldershot 1948) qui a publié plus de 10 romans et cumulé plusieurs prix. C’est un auteur best seller ayant vendu plus de 15 millions de livres à travers le monde…

Une machine comme moi (Machines like me and People like you, 2019) dont le titre a été ramené au singulier en français est une lecture qui m’a semblé pertinente, voire intelligente, faisant allusion à l’interphase qui existe entre l’humain et son lot d’imperfections éventuellement perfectibles, et une machine parfaite conçue par l’humain  mais dont le raisonnement est imprévisible.

Ce bon roman est plus proche de l’uchronie que de la dystopie, mais rentre dans les deux catégories pour moi. D’autres ont qualifié ce roman de typiquement postmoderne.

Charlie Friend a 32 ans et vit à Londres dans un appartement miteux, il a poursuivi des études d’anthropologie non achevées (est-ce pour cela qu’il achète un robot?); il vivote en boursicotant sur Internet. Il va hériter d’une grosse somme  d’argent et il investit cet argent dans l’achat d’un prototype de robot humanoïde presque « parfait » qu’il amène chez lui. Ce robot fait partie d’une série limitée de spécimens, mâles et femelles, qui se prénomment tous Eve ou Adam, selon leur sexe, ils ont une durée de vie autour de 20 ans. Il aurait préféré une Eve mais se contente d’Adam. qu’il se doit de programmer pour lui donner une « personnalité ». Ces machines savent faire beaucoup de choses, ont une mémoire illimitée, peuvent « penser » non-stop, mais n’ont aucun sens ludique, ne savent pas jouer ni avoir de l’humour…

Mais fichtre ! Comment faire fonctionner une machine parfaite dans un monde si imparfait (CQFD), car ces robots seront si accablés que…à découvrir (pas de spoiler ici, c’est un point fort du roman).

Au dessus de Charlie vit une jeune femme, Miranda, de dix ans sa cadette dont il se sent  attiré, bien que la jeune femme soit quelque peu fuyante. Et Charlie va déléguer à Miranda une partie de la programmation du robot.

Adam se met « à vivre » au milieu de ce couple et à partager beaucoup de choses, trop de choses, car il capte bien les affaires courantes et travaille à sa façon logique sans affect.

 Charlie et Miranda vont programmer le robot en même temps qu’ils deviennent partenaires sexuels…Et la cohabitation avec Adam va poser quelques problèmes pratiques, parfois difficiles, parfois inédits. Par moments le roman prend des allures de thriller : la cohabitation de ces trois personnages fait que Adam va tomber amoureux de Miranda !

Miranda a un lourd passif, ce qui corse le récit et rajoute une histoire dans l’histoire à la façon des boîtes chinoises. Le tout baignant dans les affaires politiques britanniques des années 80 avec la Dame de Fer aux commandes, la Guerre des Malouines, la crise sociétaire. L’inspiration romanesque d’Ian Mc Ewan va redonner vie au génial Alan Turing, père de l’Informatique, pour le faire participer à cette aventure avec un humanoïde.

Un livre très réussi en somme avec plusieurs histoires dans le même récit, beaucoup d’humour très british, et des questions à se poser sur le sujet de l’interphase Homme-Machine. Un super bouquin sur l’IA.

Je le rapproche d’un autre livre sur l’IA qui m’a frigorifiée en même temps que fascinée: il s’agit de Transparence de Marc Dugain que je qualifierai de vrai dystopie par son fond profondément sombre.

Dans une interview récénte autour de ce livre, le journaliste littéraire Jean-Claude Raspiengeas citait le sociologue Jacques Ellul qui, en 1954, avait écrit « la technologie: l’enjeu du siècle, et quand l’Homme invente une technique, il croit toujours en être le maître, et il finit toujours par cavaler derrière » (si cela pouvait être aussi anodin que cela, hélas !)

Autres livres commentés : Samedi, Sur la plage de Chesil, Un bonheur de rencontre, Amsterdam. Solaire  

UNE MACHINE COMME MOI, Gallimard 2019,  978-2-07-284997-8