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Les étrangers de Sándor Márai

Photos de Sándor Márai - Babelio.comJe récidive avec l’un de mes écrivains préférés, le Grand Sándor Márai  et ce livre, le dernier  traduit par Catherine Fay, est paru ( bien sûr) chez Albin Michel fin 2012. Ce ne sera pas l’un de mes favoris : un peu lent à démarrer, un peu abscons, un peu pâteux, surtout la première partie, mais c’est un Márai, c’est à dire toujours intéressant et profond, compliqué, torturé et psychologique. En revanche je ne  recommanderais pas la lecture à quelqu’un qui veut lire un premier livre du génial hongrois;   dans ce cas je recommanderais de commencer par un de ses livres avec une confrontation à deux personnages, là où Márai excelle: Divorce à Buda, L’Héritage d’Esther ou mon préféré,  Les braises, son best seller !

Sándor Márai est un  écrivain et journaliste hongrois né en 1900, de son vrai nom Sándor Grosschmid; il s’est donné la mort à San Diego, USA, en 1989 . Il vivait exilé aux États Unis depuis 1980 où il avait pris la nationalité américaine.

Pendant son exil et à partir de 1948, l’écrivain avait été oublié en Europe où il ne sera redécouvert que après sa mort vers 1990 grâce aux Éditions Albin Michel.

Aujourd’hui l’œuvre de Márai est considérée comme faisant partie du patrimoine européen avec une réputation à l’égal de Stefan Zweig, Joseph Roth, Arthur Schnitzler, Musil, Rilke, Kafka, Kundera,  etc. Ce sont des écrivains consacrés de la mittel-Europa.

Ce livre Les étrangers fut publié en 1931 ( écrit en 1930), alors que Márai vient de passer 5 années à Paris. Il s’agit d’une plongée dans le Paris d’Entre-deux- guerres, ville d’immigration, bien moins accueillante que ne le voudrait le mythe de « Paris est une fête » de Hemingway. Dans Les étrangers on aborde  l’éducation sentimentale du narrateur avec une saisie de l’air du temps, en même temps que il y a une critique frontale d’une certaine xénophobie à la française qu’il dépeint avec un réalisme par moments déprimant,  c’est le quotidien solitaire d’un jeune immigré hongrois, docteur en philosophie à Paris en 1926, au détour d’une année à Berlin; c’est  l’errance du héros qui est en soi un voyage, et d’abord un voyage intérieur. C’est la version magyar du Spleen de Paris où,   étranger à une langue,  étranger à une terre,  étranger aux autres et à lui même, un héros sans nom  rêvera d’être un « citoyen du monde », mais  restera victime des préjugés de son époque (cf André Clavel dans Lire). Comme dans un long rêve éveillé, l’écrivain magyar examine ses gestes, examine ses mots, ses tropismes. Il nous brosse un vibrant portrait de la vie à Paris à la fin des années folles, chef-lieu d’une douce France qui peut être rugueuse aussi.

C’est un livre bien étrange où le narrateur n’a pas de nom et où physiquement on a beaucoup de mal à le cerner, mais il y a une réelle violence des sentiments et une beauté des métaphores. Ce livre est avant tout sur l’étrangeté d’être un étranger à Paris car une ville ne s’appréhende pas seulement avec les yeux et les oreilles. Non, c’est d’abord avec le nez, ensuite avec l’estomac, et finalement avec les nerfs. Les plus fortes sensations sont olfactives. L’intelligence est à la traîne derrière l’odorat , l’estomac et les yeux. Elle nous aide à saisir le sens de la chose étrangère que lorsque l’odorat, le goût, le toucher et la vue sont saturés et ont digéré tout ce qu’ils ont perçu. On n’arrive pas à Paris quand on descend du train à la gare, ni quand on se tord le cou au Louvre et que s’installe cette nausée mortifiante causée par un trop- plein de musées, l’un des signes les plus détestables de la civilisation. On arrive quand on allume sa première cigarette. Quand on fait quelques pas  derrière une femme. Quand le garçon nous tend le menu pour la première fois dans un restaurant ( page 45).

Bien étrange aussi le rapport que le narrateur a avec les femmes. Il les observe comme un poisson dans un bocal, sans véritablement communier avec elles. Ainsi, cette aventure qu’il aura avec Eva qui sera plus qu’une aventure puisqu’il la suivra dans sa Bretagne natale, est très étrange parce que on a l’impression que les deux amants s’observent sans se compénétrer. Lui est heureux d’avoir son archetype de française sous la main qu’il hume et observe à longueur de journée. Elle, fera l’apprentissage de « l’étrangitude » avec cet hongrois qu’elle rejettera à la fin avec un laconique mais définitif  « sale étranger ».

Il est tellement perdu le jeune hongrois dans ce Paris (déjà) « infesté » d’étrangers, qu’il arrive à douter de sa race caucasienne et demande à son ancien voisin de chambre d’hôtel, qui est sénégalais, s’il est vraiment blanc de peau. C’est un des moments forts du roman.

Il est plus difficile pour un étranger de pénétrer dans une salle  à manger française que chez le  dalaï-lama à Lhassa. Il en est pour prétendre qu’en France, il est plus facile à un étranger de rentrer dans une chambre à coucher que dans la salle à manger. En général l’étranger ne rentre nulle part, au mieux dans le salon, cinq minutes, où l’on règle son sort rapidement, et que l’on aère après son départ ( page 182).

Le jeune hongrois avait acquis de l’expérience en ce qui concerne la variété des apéritifs français, leur incidence sur la santé et un peu sur le caractère des gens. On apprend beaucoup de choses . En général, ceux qui sont de grands buveurs donnent la préférence à la Suze- citron avant le repas, avec très peu de sirop de citron et d’eau. Leur estomac ne supporte rien d’autre que ce poison amer à la saveur singulière. Ce sont des personnes irritables et querelleuses. Les tenants du Pernod sont indolents, somnolents, avec une propension à l’embonpoint. On a vite sommeil avec ce succédané allégé de l’absinthe, son goût anisé et sucré reste pendant des heures dans la bouche et on a beau la rincer, ce goût écœurant et tenace persiste. Celui qui en a bu deux verres s’endort . A côté de ces deux grands types de buveurs d’apéritif, on rencontre le troisième groupe, les consommateurs de vermouth, divisé en deux sous-groupes, les adeptes de Cinzano rouge et les autres, consommateurs de la qualité « export », blanche, un peu plus amère, sans sirop de framboise. Tout cela il faut le savoir. Les employeurs commandent en général une boisson nommée Byrrh ou du Cinzano rouge, quand les employés sont plutôt amateurs de l’export avec beaucoup de cassis ou de grenadine ( page 223).

Eric de Bellefroid, chroniqueur,  a trouvé une formule magnifique: « Sandor, exilé de lui même« , comme si Márai  avait pressenti qu’il passerait plus de la moitié de sa vie loin de son pays et de sa langue. Sándor Márai écrit ici sur le thème du déracinement, de l’impossibilité  de s’installer quelque part. On a l’impression que son personnage flotte, qu’il ne s’accroche à rien, qu’il erre dans sa propre vie, qu’il se cherche.

Une anecdote savoureuse et sympathique sur la vie de Márai : l’un des desserts le plus connus de la cuisine hongroise, ce sont les crêpes GUNDEL( Gundel palacsinta) . Ce dessert a été inventé par Ilona Metzner, l’épouse de Márai, s’inspirant d’une vieille recette familiale que voici au complet: crêpe avec une garniture faite de noix pilées grossièrement, de gros raisins secs, des zestes d’orange confits, de rhum, le tout nappé de  sauce au chocolat noir tiède et le tout flambé au rhum. Cette crêpe avait été baptisée en Hongrie comme  » crêpe Márai » par le restaurateur Kàroly Gundel, mais à la suite des persécutions en contre de Márai par les communistes vers 1948, elle a été rebaptisée  crêpe Gundel. Alors, en 1948 Sándor Márai choisira l’exil et il deviendra à jamais un étranger.

Crêpe Márai flambée au rhum

Autres livres commentés : La soeur, Ce que j’ai voulu taire, Les mouettes, Dernier jour à Budapest.

LES ÉTRANGERS, Albin Michel 2012,  ISBN 978-2-226-24429-1

La soeur de Sándor Márai

Sándor MáraiSándor Márai est l’un de mes écrivains préférés et  je l’ai connu par le bouche à oreille:   mon  ami Francisco m’en a parlé depuis le Chili, il y a déjà pas mal de temps. Il venait de terminer  «  Les braises  » , publié en espagnol sous le tître de  » El último encuentro  » (Ah,  les changements de titre d’une langue à une autre …) Ainsi,  j’ai découvert Márai et peu à peu, au fil des livres, j’ai approché son œuvre dont je dois dire qu’elle est fascinante.

Sándor Márai (1900-1989 )de son vrai nom Sándor Grosschmid était hongrois, né en Slovaquie, écrivain et journaliste, fils d’une famille aisée, marié à Ilona  (Lola ) Matzner qu’il rencontra à Berlin en 1923 au cours de ses études de Philosophie. Il va fuir son pays car il est antifasciste dans un pays qui est allié avec l’ Allemagne nazie   (sa femme avait des origines juives). Ensuite il sera condamné par les communistes comme un auteur bourgeois et ses livres seront pilonnés en place publique en 1948 ; il sera ignoré par les instances littéraires pendant toute la durée du communisme.

Il s’exile aux États Unis (San Diego) à partir de 1948 et il se donnera la mort en 1989 après le décès de sa femme  et de son fils adoptif, Janos.

Márai sera redécouvert quelques années après sa mort, vers 1990 et de façon spectaculaire par le biais des Éditions Albin Michel . Il sera reconnu comme l’un des GRANDS écrivains du XXème siècle, un maitre du roman psychologique, au même titre qu’un Stefan Zweig, un Arthur Schnitzler, un Joseph Roth, un Robert Musil. Il sera l’un des derniers représentants de la culture cosmopolite de la mittel-europa, emportée par la chute de l’Empire austro-hongrois.

Son style est clair et réaliste, il témoigne d’un monde finissant, observateur d’une Europe mythique, sur le point de s’éteindre. Très souvent ses livres sont la confrontation de deux personnages, il va très loin dans la pénétration psychologique, dans l’introspection, dans la réflexion.

Mon roman préféré restera «  Les braises« , écrit en 1942 car c’est le livre qui m’a fait découvrir le monde de Márai avec l’atmosphère très psychologique de ses romans où l’on trouve une confrontation magistrale entre deux personnages qui se retrouvent quarante ans après  s’être quittés et où tout est dit entre les lignes.

«  La sœur »  lui suivra en 1946 et ce sera le dernier roman  » hongrois  » de Márai.  C’est un roman contemplatif, profond, avec une réflexion sur le langage compliqué du corps,  sur la dépossession de l’âme par les drogues,  l’impuissance de l’artiste, l’amour, le don de soi et la générosité qui sauve. C’est un roman de lecture difficile, intense, par moments mystique, lyrique, oppressant et ô combien captivant. La traduction de Catherine Fay est excellente, brillante. Je l’avais déjà remarquée avec la traduction de  « Libération« .

Ce roman, «  La soeur « ,  est construit de deux parties : dans la première partie les personnages sont mis en scène, nous apprenons par la voix du narrateur que un grand pianiste hongrois, Z, est en convalescence dans un chalet isolé par les intempéries en Transsylvanie. Puis dans la seconde partie , Z , se dévoile à travers un journal et nous l’accompagnons pendant la traversée douloureuse d’une étrange maladie qui va lui paralyser les mains et va lui valoir une longue hospitalisation. En fait  Z « somatise » fortement ses douleurs de l’âme et il sortira un autre homme de cette épreuve.

Le titre tient aux nonnes qui le soignent dans cette clinique, particulièrement à une appelée Carissima qui l’approchera un peu plus au moment de son départ et qui commettra une erreur thérapeutique à la limite d’un acte manqué. Ces sœurs portent des noms étonnants et elles sont très tranchées : la belle Cherubina, Carissima la triste et malade, Matutina la solennelle et Dolorissa la grosse et rude. Ce sont les soeurs au sens le plus ancien du terme: les voeux par lesquels elles s’étaient consacrées au service de Dieu et des hommes, devaient être pour elles un véritable engagement, comme au temps jadis, quand une parole échangée entre Dieu et les hommes possédait une force suffisante pour transformer le monde.( page 196)

Au hasard de la lecture , quelques paragraphes admirables comme lorsque Márai parle de Florence où Z arrive pour donner un concert ( page 99)..« avant le concert, je longerais le bord de l’Arno, je me promènerais jusqu’à Cascine. Ou plutôt non, je traverserais le Ponte Vecchio,  j’irais voir le marché des argentiers, je saluerais la statue de maître Cellini…Non, en fait je me baladerais sur la Via Tuorbuoni, je boirais un vermouth chez Giacosa, je regarderais les belles de Florence et leurs fringants soupirants. Ce serait magnifique, je laisserais lentement Florence agir sur moi avec l’émerveillement intelligent d’un admirateur initié… » ( mais pas un mot sur l’éventuel syndrome de Stendhal, devant TANT de beauté !).

Lorsque Márai évoque l’ Amour, il le fait avec lyrisme :…« toute relation humaine secrète- l’amitié, l’amour et les liens singuliers qui se nouent entre des contraires qui se rencontrent et s’attachent- commence par un effleurement magique; par cette perception onirique qui ressemble au sentiment de réalité qu’on éprouve pendant un rêve: dans une foule, parmi des inconnus, un regard, une voix, vous touche, et c’est comme un vertige, comme si vous aviez déjà vécu cet instant, comme si vous saviez à l’avance tout ce qui va se produire, les paroles, les mouvements; c’est la réalité, impérieuse, fatale; en même temps, c’est un songe… »(page 246)

Ce grand pianiste qui fut Z avait rencontré un succès prodigieux en se produisant à travers toute l’ Europe, et il avait interprété des morceaux admirables tels que la sonate Appassionata de Beethoven que je vous dédie, interprétée par feu le grand Maestro chilien Claudio Arrau ( 80 printemps dans cette video ! ) ci-après :

Autres livres commentés : Les étrangers, Ce que j’ai voulu taire, Les mouettes, Dernier jour à Budapest.

LA SOEUR, par  Sándor Márai  chez Albin Michel    ISBN  9 782226 238306