Les jours de mon abandon d’Elena Ferrante

Afficher l'image d'origineElena Ferrante est le pseudonyme d’un écrivain italien qui cultive l’énigme depuis 25 ans (pas de photo disponible; c’est la deuxième fois que cela m’arrive dans ce blog). On sait seulement qu’Elena Ferrante est originaire de Naples et qu’elle (ou il) serait née vers 1940. Le nom d’Elena Ferrante serait inspiré d’Elsa Morante, l’écrivain préférée d’Elena Ferrante (le jeu des boîtes chinoises en plus…). Il faut signaler que cet auteur mystérieux est plebiscité dans le monde entier avec 2,5 millions d’exemplaires vendus et traductions dans 42 pays…L’auteur reconnaît dans des interviews données par écrit, la part importante de l’autobiographique dans son oeuvre. Derrière ses livres on sent une grande sincérité, un ton viscéral, un regard sur la condition des femmes et une approche très psychologique.

Sa quadrilogie napolitaine connaît un succès mondial; seuls les deux premiers tomes sont disponibles en français (L’amie prodigieuse de 2014 et Le nouveau nom de 2016); il s’agit d’une saga d’environ 1700 pages autour d’une forte amitié entre deux filles d’origine modeste dans le Naples de 1950.

C’est curieux, mais récemment je ne cessais de croiser sur les devantures, ou sur les revues, le nom d’Elsa Ferrante et je devenais franchement intriguée. J’ai essayé de sortir de la bibliothèque près de chez moi L’amie prodigieuse, mais le livre n’était pas disponible. Alors je l’ai aperçu sur un étalage dans la Collection Folio, et en un tournemain il était acheté. Bien m’en a pris.

Les jours de mon abandon (I giorni dell’abbandono, 2002) est le deuxième roman de cet auteur incognito, paru 10 années après le premier livre. Un film inspiré de ce livre fut tourné en 2005 par Roberto Faenza avec Margherita Buy dans le rôle d’Olga.

C’est un roman qui dérange, c’est une lecture qui démolit. Le sujet est archi galvaudé : l’abandon d’un mari sans crier gare au bout de 15 années de mariage et deux enfants. Ce qui change ici, c’est le ton et le style narratifs. La description de la descente aux enfers de cette brave ménagère, bonne et dévouée épouse, mère exemplaire est un summum concentré de la douleur humaine, décrit avec une minutie incroyable sur les petits gestes du quotidien, nécessaires pour se maintenir à flot. Jamais une lecture ne m’avait entraînée à sentir une telle profondeur dans la détresse féminine, jamais je n’aurais osé imaginer que cette véritable folie qui s’abat sur Olga pouvait inclure ses deux enfants, jamais je n’avais osé imaginer que l’on pouvait aller aussi loin. Probablement parce qu’en général, même dans la douleur et la détresse les gens préfèrent taire certains aspects de leur souffrance physique et morale. J’ai lu à plusieurs reprises que des lecteurs/lectrices ont dû abandonner cette lecture par KO. Je le conçois aisément et je me suis posée la question en lisant, sur l’horrible ressenti des femmes qui ont du, un jour, vivre ceci.

La trame du livre est très simple et tellement banale. Une femme, Olga, est abandonnée par son mari du jour au lendemain, sans qu’elle ait vu venir la chose. Ainsi, le plus simplement du monde et sans tambour ni trompette ce livre commence par cette phrase diaphane…un après-midi d’avril, aussitôt après le déjeuner, mon mari m’annonça qu’il voulait me quitter. Il me le dit tandis que nous débarrassions la table, que les enfants se chamaillaient comme à l’ordinaire dans une autre pièce, et que le chien rêvait en grognant devant le radiateur…

A partir de ce moment Olga perd pied, son monde est atomisé, elle ne se reconnaît plus, elle est perdue, son esprit se trouble, elle s’égare, elle se révolte, elle n’a plus d’ancrage, elle devient une autre, une furie ordurière, crue, violente.

Ce qui est intéressant, mais je reconnais que c’est très-très dur, c’est de lire le cheminement erratique de cette femme « rompue » (il est fait allusion plusieurs fois au livre de Beauvoir La femme rompue, lecture d’une Olga adolescente) qui fera un plongeon dans la folie furieuse. Car ce maelstrom de sentiments sera décrit en détail avec des mots simples qui vont frapper directement les neurones du lecteur.

Il est à noter que dans ce banal échec de couple (banal à force du nombre, alors que chaque fois c’est un drame ravageur, n’est-ce pas?) il y a normalement deux versions : celle de la femme et celle de l’homme, pas forcément superposables. Ici l’homme ne se prononce pas, il ne dira jamais ce qu’il pense ni dira ce qui l’a conduit à laisser femme et enfants. Mais le lecteur pourra le déduire par mille détails.

Olga avait tout laissé pour un mari, son travail d’écriture; son univers était sa maison et ses enfants; elle n’existait plus en tant que personne ayant une vie propre. Elle était devenue une machine du quotidien (page 161…j’étais une épouse obsolète, un corps abandonné, ma maladie est seulement une vie féminine hors d’usage). 

Déjà j’avais jugé très courageux le livre de Françoise Chandernagor La Première Épouse (1999), livre qui racontait l’abandon de son mari après 30 années de mariage, mais Les jours de mon abandon va au-delà, il est par moments tellement impudique, tellement cru, tellement proche d’une réalité par définition tellement sinistre que les mots sont petits pour décrire tout ceci.

Mais Olga, tel le Phœnix, va renaître de ses cendres, ce n’était qu’une parenthèse de quatre mois dans sa vie de femme. A la fin du livre Olga s’exprime ainsi…Exister c’est cela? pensai-je, un sursaut de joie, une pointe de douleur, un plaisir intense, des veines qui battent sous la peau…(on n’a plus de souci à se faire pour Olga).

Voici une lecture qui vous laisse sans souffle, ébaubie de consternation, mais qui est très loin de n’être que pathos. Par moments, le récit devient drôle et c’est là que réside le talent de cette énigmatique Elena Ferrante. Il faudra  lire d’autres livres d’elle, Sacrebleu !

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Autres livres commentés : L’amie prodigieuse, Le nouveau nom, Celle qui fuit et celle qui reste, L’enfant perdue, Frantumaglia.

LES JOURS DE MON ABANDON, Folio 6165 2016 (Gallimard 2004),  ISBN 978-2-07-079319-8

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