Les mots de la tribu de Natalia Ginzburg

Natalia Ginzburg née Levi est une écrivaine italienne (Palerme 1906-Rome 1991) avec une vaste bibliographie (10 romans, 4 pièces de théâtre, 7 essais). Sa thématique explore les relations familiales, les relations humaines en général, la politique et la philosophie. Elle fut la traductrice italienne de Proust et de Vercors. Elle est née d’un père juif triestin et d’une mère protestante turinoise.  Elle perdit son premier mari, Leone Ginzburg, en 1944 torturé par la Gestapo. Elle a côtoyé toute sa vie un milieu très intellectuel et ouvertement antifasciste.

Les mots de la tribu (Lessico famigliare, 1963) est son roman le plus célèbre; il obtint le Prix Strega 1963 (l’équivalent de notre Goncourt);  elle nous donne dans ce roman, une vision de son quotidien très néoréaliste, c’est un roman autobiographique.

C’est un roman très jouissif dans la première partie où elle  livre un portrait très drôle de sa famille proche: une famille composée par un père tonitruant, une mère fantasque, trois frères aux fortes personnalités et une sœur très différente d’elle. Aussi sont très bien esquissés le personnage de la grand mère paternelle,  de la servante Natalina et des amis proches de la famille. Quelle brochette de personnages hauts en couleurs  qui ont marqué la jeunesse de Natalia Levi; elle a surtout retenu le lexique très particulier utilisé à la maison.

Son père était un scientifique qui enseignait l’anatomie, une figure terrifiante (qui m’a rappelé un autre despote paternel, celui décrit dans L’Ogre de Jacques Chessex) qui traitait tout le monde de haut et de façon tonitruante; il dictait une conduite chez lui et légiférait à tour de bras; il jetait sur toute nouveauté un regard torve et méfiant. Il était très méprisant envers ses enfants qu’il traitait d’ânes, de malpropres, de bons à rien et j’en passe; les phrases revenaient comme une antienne à la maison: »ne faites pas d’inconvenances« , « ne faites pas de souillonneries« , et si par malheur on renversait quelque chose ou si l’on sauçait l’assiette « ne faites pas de lavasseries » . Mais il jugeait aussi les personnes extérieures à la maison et traitait tout le monde de stupide; un stupide était pour lui un »simplet » ou un « nègre« ; était nègre quiconque avait des manières maladroites, empruntées et timides, quiconque s’habillait sans souci d’à-propos ou ne connaissait pas les langues. Il définissait tous les gestes ou actes malheureux de « nègreries« . L’antienne « naissance d’un nouvel astre », ou simplement, « nouvel astre » ponctuait ses phrases chaque fois que ses enfants avaient un engouement.

Sa mère Lidia était aussi un personnage: elle se faisait traiter souvent d’ « ânesse » si elle tenait tête à son mari; elle était instable dans ses relations et changeante dans ses sympathies; elle avait une peur folle de « se barber« , elle adorait avoir des amies beaucoup plus jeunes qu’elle (que son mari appelait « les pipelettes« ) et volontiers pauvres afin de prodiguer des conseils à tout-va, elle avait en horreur « les vieilles » de son âge.

Sa grand-mère paternelle était petite mais c’était une forte tête, elle répétait deux, voire trois fois ses phrases; ayant été très riche et très belle dans son passé, elle gardait des manières de femme gâtée avec une langue bien pendue, disant chez son fils à tour de bras « Vous faites un bordel de tout« . Ayant été veuve très jeune, ses petits enfants lui demandèrent un jour pourquoi elle ne s’était pas remariée; elle répondit avec un rire strident et une brutalité qu’ils n’auraient pas soupçonnés chez cette dame plaintive et geignarde « Merci bien ! Pour me faire croquer tout ce que je possède ».

Natalia avait trois frères: Gino, le préféré du père, Mario et Alberto qui avaient des bagarres homériques. La famille vivait dans la hantise des disputes entre Alberto et Mario, deux grands garçons, très forts qui, dans leurs bagarres à coups de poings, ne s’épargnaient pas et s’en tiraient avec des nez en sang, des lèvres enflées et des vêtements déchirés. Les motifs des bagarres étaient futiles: un livre égaré, une cravate introuvable, la priorité pour la salle de bains. Le frère Gino était sérieux, studieux et tranquille; de plus il aimait la montagne comme son père; alors, celui-ci ne le traitait jamais « d’âne », mais il n’était pas très liant parce qu’il passait son temps à lire.

Proust occupait une place importante à la maison; la mère Lidia l’avait lu et ses enfants Mario et Paola en raffolaient. La mère disait que Proust était un garçon plein d’affection pour sa mère et sa grand-mère, un asthmatique qui ne pouvait pas dormir et avait fait tapisser de liège les murs de sa chambre. Alors, le mari de Lidia lançait « Ce devait être un bel empoté ! »

Sa sœur Paola était très différente de Natalia, coquette, aimant les toilettes bien féminines, fervente de Proust, elle fera un beau mariage avec Adriano Olivetti de l’industrie des machines à écrire.

La deuxième partie du livre est beaucoup moins drôle, Natalia Ginzburg survole les sujets, décrit pour nous des choses sans rentrer dans les sentiments, surtout en ce qui la concerne. Et pourtant elle se meut dans un milieu intellectuel très brillant, profondément antifasciste, dont voici quelques noms : Pavese, Einadi, Balbo, Ginzburg.

La première partie du livre m’a semblé d’une grande fraîcheur bien qu’il y ait pas mal de répétitions. La deuxième partie m’a semblé aride, alors que le sujet était nettement plus intéressant.

Autre livre commenté : La ville et la maison.

LES MOTS DE LA TRIBU, Les Cahiers Rouges (Grasset 1966),  ISBN 978-2-246-12283-8

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