quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer d’António Lobo Antunes

António Lobo Antunes est un psychiatre et écrivain portugais (Lisbonne 1942); depuis 1985 il se consacre exclusivement à la littérature et cet auteur fait partie de ceux qui sont estimés « nobelisables ».

C’est un écrivain éminemment spirituel avec une écriture sans concessions et des sujets quelque peu transgresseurs envers la société portugaise, la montrant triviale, mesquine et hypocrite à travers les époques. Il a la volonté de désacraliser les valeurs traditionnelles oppressantes comme le catholicisme, la famille, le patriotisme, l’armée, etc. Dans ses écrits les familles révèlent souvent un dysfonctionnement avec un niveau de communication quasi nulle ou superficielle.

Le style d’écriture de Lobo Antunes est très particulier, il utilise à foison le flux de conscience, voulant rompre avec la ligne droite du récit classique et l’ordre naturel des choses; il construit ses romans comme un « délire contrôlé ». Ces romans sont souvent polyphoniques.

LE ROMAN : c’est un roman fragmenté, polyphonique, sans syntaxe dans les chapitres. L’apparition d’un point final va signer le changement de narrateur et de chapitre. C’est une écriture du ressassement, une logorrhée à forte composante poétique dont le sujet principal est l’agonie d’une mère de famille un dimanche de Pâques à Lisbonne.

L’écriture de l’auteur se veut transparente parce que tous les éléments : voix, réalité, fiction, mensonge, vérité, rêve, etc, se superposent et se répètent tout au long du récit dans un but incantatoire comme une fuite de la pensée.

Cette lecture me fût ardue. Autant j’ai apprécié la teneur que détesté la forme. Trouver qui était le narrateur du chapitre, était pour moi une difficulté permanente; de plus, il y a souvent un mélange de discours entre quelques morts (le père, la fille Rita, quelques ancêtres) et les vivants . Heureusement, un soupçon d’humour très noir suinte par moments et déride un peu la lecture.

Commençons par analyser le titre du livre ; je l’ai trouvé très beau et poétique, ambigu et nostalgique. Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre dans la mer? C’est une phrase qui revient tout le long du livre, lancinante, et qui est en rapport avec la fille aînée de cette famille toxique : Beatriz, une « toquée » selon la mère.

L’auteur s’est inspiré de différentes parties de la corrida de taureaux portugaise ou tourada pour les chapitres (corrida à cheval, comme dans le sud de la France) : tercio de banderilles, faena, suerte, probablement parce que la corrida se termine par l’estocade finale et un dernier soupir.

C’est un texte de 400 pages pour les 6 heures qui précédent la mort de la mère.

La famille Marques, autrefois de riches éleveurs de taureaux et de chevaux, sont aujourd’hui ruinés et en pleine décadence. Le père est déjà mort et c’est lui qui a ruiné la famille en dilapidant la fortune au casino et dépensant de l’argent avec des maitresses. La fortune venait essentiellement de la mère qui est aujourd’hui à l’agonie. Alors tous les enfants défilent à son chevet, emmêlés de leurs souvenirs ordonnés en idées qui se répètent jusqu’au vertige. Il y a tout un chapitre avec une seule phrase (plus fort que Proust Lobo Antunes, car la phrase de Proust ce sont quelques pages seulement).

Aujourd’hui leur quinta (grande demeure campagnarde) n’est plus ce qu’elle était. Néanmoins y réside encore un fils bâtard et anormal, dont on ne prononce pas le prénom, et qu’on ne montre pas aux visites. Il a été laissé par la famille aux commis lorsqu’ils sont partis s’installer à Lisbonne.

La mère de famille n’a jamais été une mère aimante; elle les a plus ou moins laissés au soins de Mercilia, la bonne à tout faire (Mercilia qui est aussi une bâtarde du grand père Marques) et qui avait déjà pris soin de la mère. La mère se demande souvent ce qu’elle a fait au bon Dieu pour mériter des enfants pareils…

L’aînée est Beatriz, abandonnée par deux maris et qui rêve de l’ombre des chevaux (ici le psychiatre-auteur aurait pu nous interpréter cette obsession), considérée comme une toquée par la mère; puis il y a Francisco qui attend la mort de la mère pour tout rafler (du moins ce qu’il en reste) et partir loin de tous; Francisco a passé son temps à jongler avec le compte en banque et la mauvaise exploitation de la quinta, il en veut à tous (…le cortège d’imbéciles les appelle-t-il) ; la première chose qu’il fera après le dernier soupir de sa mère ce sera de virer cette pauvre Mercilia qui les a élevés comme les enfants qu’elle n’a pas eu. Puis il y a Ana, la laide, tellement laide que sa mère doute qu’elle soit sa fille; Ana est droguée et ne vit que pour ses doses, elle vole tout le temps et elle est capable de voler même cette pauvre Mercilia; c’est l’archetype de la junkie, elle est fantasmale, elle a tellement quémandé de l’amour à un père fantasque et absent. Le petit dernier est Joao, il est pédophile et vit en fonction des virées qu’il fait dans un parc pour ramasser des petits garçons. Et il y a Rita, morte jeune d’un cancer, elle rôde encore dans l’esprit des uns et des autres, elle trainait aussi des casseroles la pauvrette.

Chacun de ces personnages « merveilleux » assume un chapitre de la narration, nous avons la triste saga d’une famille où affleure la rancoeur, les non-dits, des déchirements, les jalousies, des gestes non accomplis…

Page 157, je découvre le nom de Antonio Lobo Antunes qui dialogue avec Joao a qui il demande s’il doit écrire quelque chose. Une touche de surréalisme? très bizarre car hors contexte. Un caprice de l’écrivain?; puis, page 188 il récidive, s’auto-citant dans une conversation cette fois avec Mercilia.

Un article brillant sur le livre, écrit par Frédéric Aribit est paru dans La cause littéraire en 2014.

Lecture difficile quoique intéressante.

QUELS SONT…, Christian Bourgois Éditeur (2014 (ALA 2009), ISBN 978-2-267-02633-7

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