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De la jouissance en littérature de Édouard Launet

ÉRésultat de recherche d'images pour "edouard launet"douard Launet est un ancien ingénieur, il a été aussi journaliste avant de devenir reporter pour les pages culturelles de Libération. Il est l’auteur de plusieurs livres dont deux sont des recueils de chroniques scientifiques humoristiques. Il s’est vu confier la chronique « On achève bien d’imprimer » pour laquelle il est chargé, en néophyte exemplaire de la littérature et de l’édition, d’analyser le milieu littéraire par le petit bout de la lorgnette.

Voici un livre qui avait tout pour m’attirer dans ses rets: un livre sur les livres, qui permet de regarder dans les coulisses et les marges de la littérature, trouvé en flânant dans une librairie de musée et acheté de façon compulsive. La littérature telle qu’elle s’édite, s’écrit et se lit, se pense et s’analyse comme le dit si bien Patrick Kéchichian. L’incipit est très bon car Launet proclame que le sujet de l’ouvrage est la littérature, ceux qui la font et ceux qui la lisent: c’est- à- dire que l’on parlera de plaisir, de frontières, de désir, de promesses.  Sapristi ! (frottement des mains), ceci est pour moi.

C’est un ouvrage qui va nous faire sourire dès le premier paragraphe, mélange d’espièglerie et de rigueur scientifique,  drôle et intelligent. C’est un livre sur la littérature, certes, mais d’un point de vue très personnel, très « esprit Libé », très chercheur en littérature, c’est une compilation de chroniques littéraires apparues dans Libé. Certaines chroniques sont des morceaux pour professionnels, pour érudits universitaires, chroniques un peu  absconses pour qui lit par plaisir et éclectisme. C’est un livre qui parle des lecteurs sous des angles différents et aussi des mille manières de lire. Et qui évoque ce monde étriqué des prix littéraires, ce monde qui est en fait un théâtre où les gens, toujours les mêmes, paradent et se côtoient,  un monde où ces prix revêtent une importance surdimensionnée, probablement par rapport à l’argent qu’ils véhiculent.

Il en ressort moult références envers des monstres sacrés de la littérature française, tels que Victor Hugo, Proust, et autres. Victor Hugo serait devenu le prosateur français cité à tout bout de champ à l’Assemblée Nationale lorsque ces messieurs/dames veulent élever le débat, donnant à leur plat discours des airs hugoliens du plus bel effet, arrivant même à arracher des vivats à cette Assemblée qui, paraît-il, passe son temps à roupiller d’un sommeil qui n’est pas des justes car aux frais des contribuables français. Bon, arrêtons, ne nous égarons pas  et citons quelques bons passages.

Chapitre 6, Launet évoque le manque de mordant entre auteurs aujourd’hui, manque de mordant pour s’étriper entre eux, résultante du politiquement correct qui régit tout de nos jours. Il n’y a plus de Jules Renard pour traiter George Sand de « vache bretonne de la littérature », plus de Philippe Muray pour camper Philippe Sollers en « bureaucrate de la rebellitude », plus d’Angelo Rinaldi (désormais alourdi d’une épée et d’une Légion d’honneur) pour faire de Philippe Djian un « Henry Miller des salles de baby-foot ». Pour avoir de vraies bonnes disputes d’écrivains, il faudrait qu’il y ait encore de vrais écrivains, diraient les méchantes langues. Par exemple, imaginons que Christine Angot traite Michel Houellebecq de  » poisseuse otarie de la fiction postmoderne qui nous les brise menu ». On n’en déduira pas que ces deux- là éviteront de passer leurs vacances ensemble, on se demandera plutôt: « comment, de personnelle et ponctuelle qu’elle est, la dispute peut-elle devenir l’objet d’une esthétique littéraire traduite à divers degrés dans une oeuvre ou dans les valeurs partagées par un ensemble d’auteurs? » . L’expression « poisseuse otarie » semble véhiculer une critique implicite des textes, épitextes et paratextes houellebecquiens. L’adjectif poisseux introduit rarement un compliment. Quant à l’otarie, bête associée dans l’imaginaire collectif à des numéros de cirque de plus ou moins bon goût, elle ne passe pas pour l’élément le plus dégourdi du règne animal. Cependant, l’otarie est assez amusante lorsqu’elle fait flap-flap en battant des nageoires. La fin de l’interpellation (« qui nous les brise menu ») n’a probablement qu’une fonction de ponctuation, mais il faudra tout de même examiner l’ensemble des implications possibles d’une proposition subordonnée qui, prise au sens propre, obligerait à considérer le débat littéraire d’un oeil neuf et passablement écarquillé (pg 35).

Notre lecture des grandes oeuvres romanesques s’est considérablement affinée depuis l’époque de Gutenberg. Déjà nous avons relu toute la littérature à la lumière de Freud, puis de Marx, puis de Tintin et Milou. Ensuite Barthes, Derrida et le gratin des sciences humaines sont allés porter l’analyse des textes à des hauteurs considérables. Et le meilleur resterait à venir. Dans le supplément du New York Times du 6/11/2005, la planète stupéfaite découvrait l’existence d’une nouvelle grille de lecture de la fiction: le darwinisme littéraire ! C’est à la lumière de la « psychologie évolutionniste » qu’il faut relire les classiques: pourquoi passe-t-on tant de temps à lire des romans (et à en écrire) alors que, du point de vue de la perpétuation de l’espèce, il serait infiniment plus profitable de faire l’amour ou de s’occuper du jardin? Quel avantage évolutif cette propension à la consommation et à la production de fiction peut-elle bien nous procurer? Si la psychologie évolutionniste se pose ce genre de questions, c’est qu’elle estime que les processus cognitifs qui agitent notre cerveau sont, le résultat d’une lente maturation conduite par le hasard et la nécessité.  Le darwinisme littéraire s’inscrit ainsi dans le sillage suspect de la socio-biologie (pg 104).

L’Université de Gdansk a accueilli en septembre 2009, le premier colloque international de théorie littéraire jamais consacré aux… »livres que l’on n’a pas lus ». C’était avant tout un hommage au Français Pierre Bayard, auteur du fameux ouvrage Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ( Minuit 2007), dont le succès a été proportionnel au sentiment de culpabilité qu’il a suscité chez ses lecteurs et non-lecteurs ! Car entre le « lu » et le « non-lu » s’étend un territoire incertain, mal cartographié, dangereux parfois, vaste toujours, où croupit le tas de bouquins dont on a entendu parler, que l’on n’a été pas loin de lire et que pourtant personne ne nous empêchera jamais de commenter !  Deux  des grands principes bayardiens sont : UN, il est parfois souhaitable, pour parler avec justesse d’un livre, de ne pas l’avoir lu en entier, voire de ne pas l’avoir ouvert du tout. DEUX: il est tout à fait possible de tenir une conversation passionnante à propos d’un livre que l’on n’a pas lu, y compris, et peut-être surtout, avec quelqu’un qui ne l’a pas lu non plus. Meilleur exemple, l’assertion courante : « Proust, c’est quand même très emmerdant », qui appelle idéalement une réponse de type : « je dirais même que c’est ultra-chiant ». Alors peut commencer une vraie conversation autour de la Recherche du temps perdu

À propos de la non- mémoire des livres déjà lus, que l’on se rassure, car cette lecture a fait de vous une personne différente et le Dr Maryanne Wolf dit que « nous sommes la somme des livres que nous avons lus »,  que nous nous en souvenions ou pas, We are what we read ( Joseph Einstein). Et chaque livre nous recâble un peu plus les méninges , l’empreinte laissée par un livre est dépendante de l’intérêt que nous lui avons porté, ainsi que du terrain (culturel, affectif ) sur lequel cette lecture est venue s’inscrire. Certains livres laissent une empreinte si forte autour de nous , qu’en les lisant nous les reconnaissons, en quelque sorte. Ainsi en va-t-il de certains livres de Beckett, Hugo, Flaubert, Balzac, Shakespeare et autres piliers de notre culture (pg 146).

Les bons libraires ont la délicatesse de nous signaler les bons ouvrages avec un post-it comportant un court résumé sous le titre » coup de coeur du libraire ». Comme les bons libraires, Édouard Launet suggère que ces derniers devraient signaler aussi par un post-it les mauvais opus avec un avis  » coups de colère du libraire » comportant un avis du genre « c’est tellement mal écrit que je n’ai pas pu dépasser le premier chapitre » ou  » ce type-là ferait mieux d’arrêter d’écrire des romans et de se mettre au golf », ce qui autoriserait à contourner la production d’un auteur particulièrement rasoir, ou encore  » je n’avais rien lu d’aussi emmerdant depuis le catalogue 1998 de Conforama »,  ce qui serait une mise en garde non équivoque ( pg 158).

Le chapitre le plus drôle pour moi a été le dernier, où météorologie et littérature se rejoignent. Launet écrit que la Normandie est une région française connue pour la diversité de ses conditions climatiques. La pluie, en particulier, peut y montrer de multiples visages: averse, ondée, bruine, crachin, rincée, grain et même déluge, surtout en Seine-Maritime. On sait moins que les Normands ont un lexique encore plus riche pour parler de l’eau qui tombe du ciel directement sur leur crâne. Si l’un d’eux vous dit: « On s’est pris une telle vouéchie, mon gars, qu’on a failli finir en gobette », vous devez comprendre que cet homme, à la face rubiconde, fleurant le calvados et le camembert, vient d’essuyer une grosse pluie avec un fort vent, au point qu’il s’est demandé s’il n’allait pas se transformer en grenouille (mue qui est parfois un effet secondaire du calva). Notez que dans le patois normand contemporain, le mot « vouéchie » tend à être remplacé par « chiée » tout court (pg 164).

Vous trouverez à la suite un lien pour écouter, in extenso, l’émission de Marie Richieux sur France Culture (septembre 2011) où  Édouard Launet parle de son livre. Malheureusement vous devrez attendre 23 minutes (sur 59) avant d’ entendre l’auteur, et cette interview n’apporte aucun élément nouveau par rapport au livre:

http://www.franceculture.fr/player/reecouter?play=4313111

DE LA JOUISSANCE…, Éditions Philippe Rey 2011,  ISBN 978-2-84876-191-6